Afin de mieux éclairer la démarche intellectuelle qui est la notre, nous vous proposons, à travers quelques extraits d’une thèse vétérinaire publiée en 2009 par le docteur Florence Labatut, de découvrir l’aspect proprement historique de la relation homme – éléphant, qui semble plus ancien encore que la relation homme – cheval !
« L’histoire de l’Asie du sud-est, de l’Inde à l’Indonésie, a toujours été liée à celle des éléphants. Les premières traces écrites de domestication (4500 ans avant JC) sont observées dans la vallée de l’Indus sur les peintures des ruines de Mohenjo-Daro, montrant des éléphants de guerre sur un champ de bataille. Toutefois, il est raisonnable de penser que la domestication de l’animal soit encore plus ancienne tant l’animal était présent sur le continent, et les domestications nombreuses dans différents pays et différentes ethnies. On estimerait le début de cette pratique entre le IX et le VII siècle avant JC. Actuellement, l’origine indienne des premières domestications semble reconnue, c’est la plus documentée. On retrouve des traces de domestication dans la littérature ancienne : les Vedas (1500- 1000 av JC) et les Rig-Veda (1200 av JC) et les Upanishads (900-500 av JC) traitent de la capture et du dressage des éléphants et décrivent la domestication de l’éléphants comme une pratique très raffinée.
L’utilisation de l’éléphant comme arme de guerre est très ancienne. Les premiers récits, datant du Mahabharatha (1100 av JC), relatent la mort d’un éléphant sur un champ de bataille et décrivent l’armée idéale comme étant constituée de formations militaires (ou gulma) réparties en sept « pattis » de 45 hommes, 27 chevaux, 9 éléphants et 9 chars d’assaut. Les éléphants participent à d’innombrables batailles, aussi bien en Asie, au départ, qu’en Europe par la suite.
Le principal atout des éléphants est leur impact psychologique : ils effrayent par leur taille, notamment les peuples occidentaux qui ne les connaissent pas. De plus, afin de les protéger tout en augmentant leurs ravages, les indiens ont pris l’habitude de les vêtir d’attributs de combats. Ils portent des carapaces de cuir et leurs défenses sont munies de pointes de métal. Parfois, ils portent au cou une énorme cloche afin d’effrayer les adversaires et leurs chevaux. Certains éléphants se retrouvent même entièrement recouverts de plaques de fer et, afin d’éviter la section de leurs jarrets par l’ennemis, leurs membres sont protégés par des anneaux de cuir ou de métal. Outre leurs armures, les éléphants servent de montures pour des tourelles de bois permettant le transport et la protection de nombreux archers, ou du chef de guerre. De plus, les éléphants étaient fréquemment excités avant d’entrer sur le champ de bataille par l’alcool d’arak et certains historiens supposent que l’utilisation d’éléphants en musth était encouragée. Un poème tamoul décrit les éléphants sur le champ de bataille comme un animal « gigantesque comme une montagne, dont les barrissements ressemblent aux grondements de la mer et qui, les tempes inondées de musth, et rapide comme une bourrasque, est si redoutable que la mort elle-même pourrait apprendre de lui l’art du meurtre ».
Au IVe siècle av JC, les rois de la vallée du Gange possédaient plus de 5000 éléphants de guerre. L’éléphant acquiert une grande importance qui transparaît dans les lois de l’époque, imposant de laisser en friche les forêts à éléphants et condamnant à mort toute personne ayant tué l’animal. L’éléphant était une arme indispensable. Alexandre le Grand est le premier à les observer sur un champ de bataille. Lors de sa seconde tentative de conquête de l’Empire perse et après avoir traversé l’Euphrate et le Tigre, il combat Darius III à Gaugamèles (331 av JC) qui possède une armée de 250 000 hommes et 15 éléphants (mais ces derniers ne sont pas utilisés) ; Alexandre remporte la victoire. Il faut attendre la bataille d’Alexandre le Grand avec Poros en 323 av JC après avoir traversé l’Indus pour qu’il soit confronté à 200 pachydermes sur un champ de bataille. Alexandre l’emporte mais se rend compte de la valeur de ces animaux lors de l’affrontement. Dès lors commence l’ère militaire des éléphants à travers le monde.
Au IIe siècle av JC, les éléphants sont introduits au sein des armées de l’Orient méditerranéen. Il s’agirait vraisemblablement d’éléphants de Méditerranée, race disparue aujourd’hui. Durant des décennies, les grands chefs de guerre emploient les éléphants. Hannibal (247-183 av JC) est surnommé le « chef borgne monté sur l’éléphant ». Leur importance capitale transparait notamment durant les 300 années de guerre entre la Birmanie et la Thaïlande, qui réunît jusqu’à 20 000 éléphants au XVIIIe siècle et dont la Thaïlande sort victorieuse après la bataille d’Ayutthaya en 1767. Durant toute la durée du conflit, en Birmanie et jusqu’au XIXe siècle, les éléphants sont dressés à capturer l’ennemi avec leur trompe et à les tuer net ; on leur apprend également à marcher en rang et à faire le salut militaire.
Mais leur utilisation sur les champs de bataille cesse progressivement, les éléphants étant des animaux craintifs et facilement vulnérables (section de la trompe ou des jarrets). Un éléphant effrayé est plus néfaste pour son camp qu’il ne l’est pour l’ennemi. Les éléphants fuient face au feu, aux cris de porcelet, aux jets de pierres ou lorsqu’ils sont blessés. C’est ainsi que lors d’une bataille, les Hégiriens enduisirent des cochons de poix auxquels ils mirent feu, les porcs poussèrent des cris suraigus qui effrayèrent les éléphants, mais on riposta en habituant les éléphants à la présence des porcs. En 46 av JC, les Pompéiens essayèrent en vain d’habituer l’animal à recevoir des pierres, et lors de la bataille suivante, une nouvelle fois, les éléphants cédèrent à la panique et ravagèrent leur camp.
Les ravages causés par les éléphants dans leur propre camp poussèrent les cornacs à trouver une solution pour stopper les éléphants effrayés, Tite Live l’illustre dans « Histoire de Rome » à propos d’Hasdrubal en 228 av JC en expliquant qu’ :« Un très grand nombre d’éléphants furent tués, non par l’ennemi, mais par leur propre cornac. Ils étaient munis d’un ciseau de charpentier et d’un maillet, et lorsque les bêtes devenues folles se retournaient contre leur propre camp, le cornac enfonçait grâce au maillet, les ciseaux entre les oreilles de l’animal, à la jonction de la tête et du cou. C’était la méthode la plus rapide qui fut découverte pour mettre à mort à ces gigantesques animaux. Hasdrubal fut le premier à introduire cette méthode ».
L’invention des armes à feu met définitivement un terme à l’utilisation des éléphants comme armes sur le champ de bataille. François Bernier au XVIIe écrit « depuis qu’on se sert des armes à feu dans les armées, les éléphants n’y servent presque plus à rien. Véritablement, il s’en trouve quelques-uns de ces braves qu’on amène à l’île de Ceylan qui ne sont pas si peureux, mais encore n’est-ce qu’après les avoir, des années entières, accoutumés, en leur tirant tous les jours devant eux des mousquets et leur jetant des pétards de papier entre les jambes. »
Les éléphants servent désormais de nouvelles fonctions militaires : animal de bât, moyen de transport des armées en marche. Ils aident à frayer des chemins dans la jungle, levant les obstacles et ouvrant l’espace. Ils peuvent transporter du matériel précieux et servent de guide pour les troupes, indiquant les meilleures solutions pour avancer dans des terres souvent hostiles et pentues. Ils permettent également de traverser les rivières sur leurs dos et d’acheminer du matériel pour la construction de ponts ou des routes qui servirent plus tard de voies de passage aux troupes. Les nouvelles fonctions des éléphants présentent également des limites. Un éléphant transporte au maximum 400 kg sur son dos et mange environ 250 kg de nourriture par jour. Le transport de leur nourriture représente une contrainte très importante et, au cours des siècles, rares sont les armées qui conservent leurs éléphants en temps de paix.
Les dernières utilisations des éléphants en temps de guerre ont lieu au cours de la seconde guerre mondiale, où les 5400 éléphants présents en Birmanie ont passé un rôle important dans la bataille entre la Grande Bretagne et le Japon pour le contrôle de la Birmanie. Les éléphants ont permis la construction de routes, de ponts, de bateaux et d’assurer le transport de matériel, d’hommes et de blessés. Lors de la guerre du Viet Nam, les convois d’éléphants représentaient des cibles privilégiées de l’aviation américaine empruntant notamment la célèbre piste Ho Chi Minh.
Le nombre d’éléphants tués ou massacrés ne fut jamais connu mais on peut sans doute l’estimer à des dizaines de milliers, voire des millions au cours des trois derniers millénaires. Tout ceci contribua assurément à la menace d’extinction qui pèse aujourd’hui sur l’espèce.
Durant plusieurs siècles, l’éléphant servit de bourreau un peu partout en Asie. Il écrasait la tête des condamnés à mort.
L’éléphant est capable de s’agenouiller et de se déplacer à genoux. Cette rare disposition parmi le genre animal n’a pas manqué de retenir l’attention dans les pays où l’étiquette commande que l’on se baisse ou que l’on s’accroupisse devant une personne d’un rang supérieur au sien. Ainsi, depuis l’Antiquité, les éléphants sont des montures royales, de guerres ou d’apparat en Asie. Au XIXe, l’abbé J.A. Dubois, missionnaire à Pondichéry notait « les princes indiens et leurs officiers considèrent cette monture comme convenant seule à leur rang. Ils se font toujours précéder d’un éléphant portant leurs couleurs. ». Des éléphanteries royales existèrent dans de nombreux pays, notamment en Inde, au Cambodge, en Birmanie. En Birmanie, un animal n’était digne d’entrer au service du roi que s’il répondait scrupuleusement à trois cent quinze critères. Quarante-deux concernaient son comportement général ou des tares physiques considérées comme absolument rédhibitoires : forme des défenses, manière dont elles poussaient, façon qu’avait l’éléphant de remuer les oreilles ou la queue, texture de la peau, façon de se nourrir ou de dormir…
L’éléphant servait et sert encore à représenter la puissance d’un pays et à chaque cérémonie officielle, ils servent de cortèges royaux, symboles de la bonne santé du pays. Par le passé, lors de défaites ou de négociations, ils servaient de valeurs marchandes. Par exemple, à la fin du Ier siècle av JC, Chadragupta Maurya fondateur de la dynastie du même nom, fit cadeau de 500 éléphants à Séleucos Ier, successeur d’Alexandre, en échangé des possessions grecques en Afghanistan. L’éléphant possédait et possède toujours un rôle particulier dans les pays d’Asie. »
Les captures, les guerres, les nombreuses utilisations mais surtout la déforestation ont entrainé le déclin de l’espèce. Si hier l’Asie possédait des millions d’individus aujourd’hui elle n’en compte plus que quelques milliers répartis entre les sauvages et les domestiques.
Au Cambodge, véritable parent pauvre de l’Asie, on ne compte plus que 67 éléphants domestiques et environ 200 à 250 éléphants sauvages. Les éléphants travaillent principalement dans deux secteurs d’activité, le débardage et le tourisme et sont à court terme en voie de disparition. Néanmoins la population garde intact son attachement à l’animal qui conserve un symbolisme très fort.
La démarche d’AIRAVATA est de protéger à la fois l’animal, la forêt qui l’abrite et le nourrit ainsi que les traditions dont les Cambodgien l’ont entouré au fil de l’Histoire.